CHAPITRE DIX
— Non, lui dit-il à l’oreille d’une voix basse et sauvage, nul besoin de témoins. C’est avec vous seul que j’ai à faire, et ce ne sera pas long.
Mais il le lâcha cependant, et au bout d’un moment, les lourdes portes se fermèrent avec un son creux sur le morceau de ciel au sein duquel, dans cette obscurité ambiante, les étoiles paraissaient deux fois plus grandes et plus brillantes.
Cadfael resta immobile et entendit le doux frottement des vêtements de Meurig qui s’appuyait contre la porte fermée, les bras tendus, respirant profondément pour savourer ce qui allait se passer et imaginer son dernier geste vengeur. Il n’y avait pas d’autre sortie et il savait que sa proie n’avait pas bougé d’un centimètre.
— Vous m’avez taxé d’infamie en tant que meurtrier, alors qu’est-ce qui m’empêche à présent de vous tuer ? Vous m’avez ruiné, humilié, fait de moi un objet de honte pour toute ma famille, vous m’avez pris mes droits en tant qu’héritier, ma terre, ma réputation, tout ce qui rendait ma vie digne d’être vécue, et en échange, je vais vous tuer. Tant que vous ne serez pas mort, frère Cadfael, je ne pourrai pas vivre, ni même mourir.
Étrange, le simple fait de nommer sa victime changeait tout, même cette relation absurde, comme un premier rayon de lumière. En l’éclairant un peu, on encouragerait ce changement.
— Accroché à la porte, là où tu es, lui dit Cadfael pratique, tu trouveras une lanterne et à un autre clou, un sac de cuir contenant du silex, de l’acier et de l’amadou. Autant que nous nous voyions. Attention aux étincelles, ce n’est pas à nos moutons que tu en veux, et un incendie amènerait tout le monde. Il y a une étagère où tu pourras poser la lanterne.
— Et vous vous efforcerez de préserver votre vie... je le sais !
— Je ne bougerai pas, répéta patiemment Cadfael. A ton avis, pourquoi me suis-je donné le mal de me faire attribuer les tâches de la nuit ? N’ai-je pas dit que je t’attendais ? Je n’ai pas d’arme, et si j’en avais une, je ne m’en servirais pas. J’en ai fini avec les armes depuis des années.
Il y eut un long silence ; il sentait bien que Meurig attendait qu’il continuât à parler, mais il n’ajouta rien. Dans l’obscurité, il entendit le jeune homme allumer péniblement la lampe ; quand il y arriva, il la posa sur l’étagère et son visage fantomatique apparut, soufflant sur la flamme qui finit par prendre. La faible lueur jaune donna forme au râtelier, à l’abreuvoir, à la forêt d’ombres dans le réseau des poutres et aux brebis placides et indifférentes ; Cadfael et Meurig restèrent à se regarder intensément.
— Maintenant, dit Cadfael, tu peux au moins voir ce que tu es venu chercher.
Et il s’assit, s’adossant à un coin du râtelier.
Meurig s’avança vers lui à grands pas décidés, à travers la balle et la poussière de paille sur le sol. Son visage était figé et gris, ses yeux profondément enfoncés dans les orbites brûlaient sous l’effet de la folie et de la souffrance. Il avança lentement si près que leurs genoux se touchaient et il posa la pointe de son couteau sur la gorge de Cadfael ils se fixaient, séparés par huit pouces d’acier.
— Vous n’avez pas peur de mourir ? demanda Meurig dans un murmure à peine audible.
— J’ai déjà côtoyé la mort auparavant. On se respecte. De toute manière, on n’y échappe pas, il faut tous en passer par là. Gervase Bonel... toi... moi. Nous devons mourir tôt ou tard. Mais rien ne nous oblige à tuer. Toi et moi avons fait un choix, toi, il y a environ une semaine, moi, quand je vivais par l’épée. Me voilà, comme tu le souhaitais. Maintenant, prends ce que tu veux.
Il ne détourna pas le regard de celui de Meurig, mais du coin de l’oeil, il vit ses fortes mains brunes se crisper, ainsi que les muscles de son poignet, se crisper, avant de frapper. Mais il n’eut, pas d’autre mouvement. Tout le corps de Meurig sembla se tordre d’angoisse, dans sa volonté d’aller jusqu’au bout, mais il n’y arrivait toujours pas. Il recula au prix d’un immense effort, et une plainte étouffée, animale, lui sortit de la gorge. Il lâcha le couteau et se mit à gémir, immobile et tremblant sur le sol en terre battue, portant les deux mains à sa tête, comme si toute sa force et toute sa volonté ne suffisaient pas à contenir ou supprimer la douleur qui le submergeait. Puis ses genoux cédèrent et il s’effondra aux pieds de Cadfael, tout près du râtelier, le visage enfoui dans ses bras. Les brebis qui broutaient tranquillement le regardèrent de leurs yeux ronds et jaunes, surprises mais indifférentes à l’étrangeté des hommes.
Des balbutiements étouffés sortaient de la bouche de Meurig, malade de désespoir.
— Oh, mon Dieu, si j’avais le courage d’affronter ainsi la mort... car je la mérite, je la mérite, et je n’ose pas payer ma dette ! Si j’étais sans tache... si seulement j’étais encore sans tache... Oh, Mallilie... ajouta-t-il dans une longue plainte.
— Oui, dit doucement Cadfael. L’endroit est très beau. Mais il n’y a pas que ça au monde.
— Plus pour moi, plus pour moi... Je suis perdu. Livrez-moi ! Aidez-moi... aidez-moi à bien mourir...
Il se souleva soudain, regardant Cadfael, et d’une main il saisit le bas de sa robe.
— Mon frère, ce que vous avez dit de moi... que je ne voulais pas le tuer, vous avez dit...
— Ne l’ai-je pas prouvé ? demanda Cadfael. Je suis toujours vivant, et ce n’est pas la peur qui t’a arrêté.
— Vous avez dit que le hasard est seul responsable, et tout ça, parce que j’ai simplement essayé d’être gentil... Quelle pitié, avez-vous dit ! Pitié... Est-ce vraiment ce que vous pensiez ? La pitié existe-t-elle ?
— Oui, c’est ce que je pensais, affirma Cadfael catégorique. En vérité, c’est pitié que tu te sois tellement détourné de ta nature et que tu te sois empoisonné aussi sûrement que tu as empoisonné ton père. Dis-moi Meurig, ces derniers jours, n’es-tu pas retourné à la maison de ton grand-père, ne lui as-tu pas parlé ?
— Non, murmura Meurig, et en pensant au vieillard très droit et totalement seul désormais, il frémit.
— Tu ne sais donc pas qu’Edwin s’est fait emmener par les hommes du shérif, et qu’il est maintenant en prison à Shrewsbury.
Non, il n’en savait rien. Il leva les yeux, affolé, voyant ce que cela impliquait, et secouant la tête, il nia avec ferveur.
— Non, je ne savais pas, je vous le jure. J’ai été tenté... Je n’ai pas pu les empêcher de le soupçonner, mais je ne l’ai pas trahi... Je l’ai envoyé là-bas, j’aurais veillé à ce qu’il s’en sorte ! Je sais que ce n’était pas suffisant, mais ça au moins, ne m’en accusez pas ! Dieu sait que j’aimais bien Edwin !
— Moi aussi, je le sais, rétorqua Cadfael, et je sais que ce n’est pas toi qui les as envoyés. Personne ne l’a trahi intentionnellement. Il n’en a pas moins été pris. Demain, il sera de nouveau libre. Voilà au moins quelque chose que tu as réparé, alors que tu as encore tant à réparer.
Meurig posa ses mains crispées aux phalanges blanchies par la tension, sur les genoux de Cadfael et leva un visage tourmenté dans la douce lumière de la lanterne.
— Frère Cadfael, en votre temps, vous avez été la conscience d’autres hommes, pour l’amour du ciel, faites-en autant pour moi, car je suis malade, infirme, je ne m’appartiens plus. Vous avez dit... quelle pitié ! Écoutez-moi jusqu’au bout !
— Mon enfant, dit Cadfael ébranlé, posant sa main sur les poings serrés qui étaient froids comme la glace, je ne suis pas prêtre, je ne saurais te donner l’absolution, ni t’imposer une pénitence.
— Oh si, vous pouvez, vous pouvez, vous seul qui avez découvert ce qu’il y a de pire en moi ! Entendez-moi en confession, et je n’en serai que mieux préparé, quand vous me livrerez à la justice, et je ne me plaindrai pas.
— Eh bien, parle, si cela doit te soulager, dit Cadfael résigné.
Il garda dans la sienne la main de Meurig, comme ce dernier racontait son histoire par bribes, ainsi que du sang qui s’écoule peu à peu d’une blessure : comment il s’était rendu à l’infirmerie sans penser à mal, pour faire plaisir à un vieillard, et comment il avait appris par le plus grand hasard les propriétés de la lotion qu’il utilisait à bon escient, et comment on pouvait l’utiliser à des fins très différentes. C’est seulement alors que la graine s’était plantée dans son esprit. Il lui restait peut-être quelques semaines de grâce avant de perdre Mallilie à jamais, et il y avait un moyen d’empêcher cela.
— Et rien n’a empêché de germer l’idée que ce ne serait pas difficile à faire... la deuxième fois que j’y suis allé, j’ai emporté la fiole et je l’ai remplie. Ce n’était encore qu’un mauvais rêve, une folie. Cependant, je l’ai prise avec moi ce dernier jour, et je me suis dit que ça serait facile d’en mettre dans son hydromel, ou dans du vin chaud... J’aurais pu ne rien faire du tout, seulement désirer sa mort, bien que ce soit déjà un péché. Mais quand je suis arrivé dans la maison, ils étaient tous dans la grande pièce, j’ai entendu Aldith dire que le prieur avait envoyé un plat de sa propre table, une friandise pour faire plaisir à mon père. Elle était là à mijoter sur la grille, avec une cuiller dedans... Tout était terminé presque avant que je sache que c’était ça que je voulais faire... Et puis, j’ai entendu Aelfric et Aldith revenir vers la cuisine et je n’ai eu que le temps de me glisser vivement dehors et de faire comme si je venais d’arriver ; je m’essuyais les pieds pour entrer quand ils sont revenus dans la cuisine... Que pouvaient-ils penser ? Que je venais juste d’arriver. Dix fois dans l’heure suivante, Dieu sait avec quel tourment, j’ai souhaité n’avoir rien fait, mais dans ces cas-là, on ne peut pas revenir en arrière, et je suis perdu... Quel choix me restait-il ? Je devais continuer.
Oui. Pourtant nul ne l’avait forcé à accomplir l’acte qu’il commettait maintenant, et ce n’était pas pour tuer qu’il était venu à ce rendez-vous, comme un oiseau rentrant au nid, quoi qu’il ait cru lui-même.
— Alors, j’ai continué. Je me suis battu pour récolter le fruit de mon péché, pour Mallilie, de mon mieux. Je n’ai jamais vraiment haï mon père, mais j’aimais vraiment Mallilie et le manoir était à moi, à moi... si seulement j’avais pu en hériter normalement ! Seulement la justice existe, j’ai perdu et je ne me plains pas. Maintenant, délivrez-moi, que je paie cette mort par la mienne, comme c’est la règle. Je vous accompagnerai volontiers, si vous voulez bien me souhaiter de trouver la paix.
Avec un grand soupir, il posa la tête sur la main ferme de Cadfael et se tut ; au bout d’un long moment, Cadfael posa son autre main sur les cheveux noirs épais et l’y laissa. Il n’était pas prêtre, il ne pouvait donner l’absolution, cependant il se trouvait dans cette situation épouvantable où il était à la fois juge et confesseur, le poison est la plus vile des armes, mais il respectait l’épée. Et cependant... Meurig n’avait-il pas été gravement lésé ? La nature avait fait de lui un être aimable, bon, dénué d’amertume, les circonstances l’avaient tellement déformé qu’il s’était une seule fois, mais quelle fois ! détourné de sa propre nature, et il n’était que trop conscient de cette maladie mortelle. Toutefois, une première mort était bien suffisante, à quoi servirait une seconde ? Dieu connaissait d’autres moyens d’équilibrer les plateaux de la balance.
— Tu m’as demandé pénitence, dit enfin Cadfael. Est-ce toujours ce que tu veux ? L’accepteras-tu, y resteras-tu fidèle, aussi terrible qu’elle soit ?
— Oui, répondit Meurig dans un murmure, et je vous en serai reconnaissant.
— Tu ne veux pas d’une pénitence facile ?
— Je veux tout ce qui m’est dû. Sinon, comment trouverais-je la paix ?
— Très bien, tu as juré. Tu es venu pour me tuer, mais lorsqu’il a fallu que tu frappes, tu en as été incapable. Maintenant, tu remets ta vie entre mes mains, et moi aussi, je suis incapable de la prendre, il me semble que ce serait mal. A quoi ta mort servirait-elle ? Mais tes mains, ta force, ta volonté, cette vertu que tu conserves malgré tout, voilà qui peut encore se révéler très profitable. Tu veux payer complètement. Alors paie ! Ta pénitence durera toute ta vie, je t’ordonne de vivre ta vie puisse-t-elle être longue ! – et de payer tes dettes en t’intéressant à ceux qui habitent ce monde, comme toi. Le récit de tes bonnes actions vaudra peut-être mille fois plus que celui de tes mauvaises. Voilà la pénitence que je t’impose.
Meurig bougea lentement et leva un visage étonné et ahuri, ni soulagé, ni heureux, seulement stupéfait.
— C’est vrai ? C’est ce que je dois faire ?
— C’est ce que tu dois faire. Vis, amende-toi, confronté aux pécheurs, rappelle-toi ta propre faiblesse, respecte les innocents et sers-toi de ta force pour leur plus grand avantage. Agis de ton mieux et laisse le reste à Dieu ; qu’est-ce que les saints peuvent faire de plus ?
— On me recherchera, rétorqua-t-il, toujours dubitatif autant qu’émerveillé. Vous ne penserez pas que je vous ai trahi, s’ils me prennent et me pendent ?
— Ils ne te prendront pas. Demain, tu seras loin d’ici. Il y a un cheval dans l’écurie, près de la grange, celui que j’ai monté aujourd’hui. Il n’est guère difficile de voler des chevaux par ici, c’est un vieux jeu gallois, pour autant que je sache. Mais celui-ci ne sera pas volé. Je te le donne et j’en répondrai. Il y a tout un monde qu’on peut atteindre à cheval, où pas à pas on peut retrouver la grâce au cours d’une longue vie, si on se repent sincèrement. Si j’étais toi, je traverserais les collines en direction de l’ouest et j’irais aussi loin que je peux avant l’aube, ensuite je prendrais au nord, dans Gwynedd, où on ne te connaît pas, mais toi, tu connais ces collines mieux que moi.
— Je les connais bien. Est-ce tout, tout ce que vous me demandez ? interrogea Meurig, dont le visage n’était plus angoissé, mais émerveillé comme celui d’un enfant.
— Tu trouveras cela assez difficile, affirma Cadfael. Mais si, il y a encore une chose. Quand tu seras assez loin, confesse-toi à un prêtre, demande-lui d’écrire tes aveux et de les expédier au shérif de Shrewsbury. Ce qui s’est passé aujourd’hui à Llansilin suffira pour relâcher Edwin, mais je ne voudrais pas qu’il subsiste l’ombre d’un doute à son sujet, quand tu seras parti.
— Moi non plus, dit Meurig. Ce sera fait.
— Alors, va, tu n’es pas au bout de tes peines. Reprends ton couteau, ajouta-t-il en souriant, tu en auras besoin pour couper ton pain et pour chasser.
Cela se terminait curieusement. Meurig se leva comme un homme qui rêve, à la fois épuisé et régénéré, comme si une pluie tombée du ciel l’avait lavé de ses souffrances et lui avait fait tout oublier, pour ressusciter, à demi noyé, mais entièrement transformé. Une fois qu’ils eurent éteint la lanterne, Cadfael dut le mener par la main. Dehors, la nuit était très calme, pleine d’étoiles ; il allait geler. Dans l’écurie, Cadfael lui-même sella le cheval.
— Laisse-le reposer quand il n’y aura plus de danger. Je l’ai monté aujourd’hui, mais pas bien longtemps. Je te donnerais bien la mule, car elle est en pleine forme, mais elle serait trop lente et un Gallois montant une mule, ça ferait jaser. Allez, en selle et va-t’en. Adieu !
Meurig frémit à ces mots, mais la lumière visible sur son visage pâle ne changea pas.
— Donnez-moi votre bénédiction ! Car je suis lié à vous pour toujours, s’exclama-t-il le pied déjà à l’étrier, avec une humilité soudaine et d’une inexprimable gravité.
Il était parti, escaladant la pente menant aux collines, par des chemins qu’il connaissait mieux que l’homme qui l’avait libéré et renvoyé vers le monde des vivants. Cadfael le suivit un moment des yeux, avant de redescendre vers la maison. En marchant, il se dit : « Eh bien, si je t’ai laissé retourner toujours aussi dangereux vers les hommes, si tu n’as pas changé, si cette purification disparaît une fois que tu seras en sûreté, j’en prends toute la responsabilité. » Mais il savait qu’il n’avait pas grand-chose à craindre. Plus il repensait à la solution qu’il avait choisie, plus il se sentait tranquille jusqu’au fond de l’âme.
— Tu en as mis du temps, dit Simon, l’accueillant avec plaisir dans la chaleur vespérale de la maison. On se demandait ce que tu fabriquais.
— J’ai eu envie de rester méditer parmi les brebis, répliqua Cadfael. Elles sont si apaisantes. Et c’est une belle nuit.